JOURNAL D’UN LECTEUR

C’est l’histoire d’un type qui lit, qui lit. Il aime ça.

Vous trouverez ici la dernière chronique de Pierre Maury, critique littéraire partenaire de l’IFM.

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  • Irène Frain, Prix Interallié
    par Pierre Maury le 3 décembre 2020 à 12 h 36 min

    Irène Frain, autrice protéiforme, est surtout connue pour des romans pleins d’aventures, souvent inspirés de parcours biographiques qu’un ancrage breton, avec une origine commune à de nombreux grands voyageurs, l’autorise à aller chercher un peu partout sur la planète – avec une prédilection pour l’Orient. On sait peut-être moins que, côté littérature, elle place très haut l’œuvre de Julien Gracq et que, côté société, la cause des femmes lui est chère. Son nouveau livre penche de ces deux côtés : une écriture d’une élégance très tenue et un personnage féminin dont la mort a été laissée dans l’ombre. Un crime sans importance est un récit, affiché comme tel, où une mort tragique pose avec urgence des questions auxquelles toutes les réponses ne sont pas données. En visitant les creux des silences, elle fait entendre une voix qui porte loin. C’est un fait divers comme on en rencontre trop souvent, qui met en scène un agresseur inconnu et sa victime de 79 ans, et qui remue d’autant plus les proches que l’affaire n’est pas résolue. Irène Frain pose les données : « Les faits. Le peu qu’on en a su pendant des mois. Ce qu’on a cru savoir. Les rumeurs, les récits. » Description des lieux, lumière limpide, hésitations, déjà, sur quelques détails qui n’en sont peut-être pas. Car la narratrice embarquée bien malgré elle dans une enquête pour laquelle elle n’est pas formée commence celle-ci après les semaines du coma dont la victime n’est pas sortie, après l’enterrement auquel assistait, avec son compagnon, une femme en manteau bleu-noir. Elle a échangé quelques mots avec les enfants de la défunte. « Comment l’auteur de ces lignes est-il au fait de cette information ? C’est très simple. Je suis la femme en manteau bleu-noir. Et la victime de l’impasse, c’est ma sœur. » Outre qu’elle était son aînée et sa marraine, Denise a joué un rôle essentiel dans la vie d’Irène. Qui a pourtant été, de tous les membres de la famille, la dernière informée, par un simple faire-part à la veille des obsèques – alors que l’agression s’était produite, sans qu’elle en sache rien, sept semaines auparavant. La faute peut-être à la distance qui s’était installée entre les deux sœurs qui ne s’étaient pas vues depuis des années. La faute peut-être à la maladie de Denise, et on peut remonter ainsi, de causes en effets, le temps des effets pervers qui ont conduit à cet éloignement. Il dure après les obsèques puisque, au contraire de ce qu’ils avaient annoncé, les enfants de Denise ne donnent plus signe de vie. Les histoires de famille sont, ainsi, pleines de secrets douteux dont on ne sait pas toujours très bien comment ils se sont trouvés enfermés dans les mémoires avec interdiction d’en sortir. Irène prend des notes, remplit des carnets, le présent appelle le passé, les nœuds ne se défont pas et, même, se resserrent : « j’ai voulu tenir la chronique du silence. Mais au fil des mois, un autre propos, beaucoup plus conscient, a pris le pas sur le premier. Il a commencé à se dessiner le jour où j’ai découvert que la police et la justice m’opposaient le même mutisme que ma famille. L’accablement, à ce moment-là, a fait place à la colère. » Cette colère sous-tend le texte, comme l’effroi de la disparition inexpliquée. Il reste des trous dans l’histoire, que « la petite ravaudeuse du passé », comme elle se décrit dans un poème final, tente de combler. Avec le talent nécessaire pour dire les sentiments contradictoires qui l’animent.

  • Djaïli Amadou Amal, Goncourt des Lycéens
    par Pierre Maury le 2 décembre 2020 à 14 h 20 min

    Djaïli Amadou Amal s’était déjà imposée au Cameroun, son pays, grâce aux trois romans qu’elle y a publiés de 2010 à 2017. Mais, hors quelques spécialistes de la littérature africaine, qui la connaissait sous nos latitudes ? Le déclic s’est produit l’an dernier avec l’attribution du Prix Orange du livre en Afrique à Munyal, les larmes de la patience, son livre le plus récent, paru à Yaoundé aux Editions Proximité en 2017. Il vient d’être réédité par Emmanuelle Collas sous un autre titre : Les impatientes. Il ne passe pas inaperçu : finaliste du Goncourt, il a reçu le Goncourt des Lycéens. Pour expliquer ce qu’est le roman, reprenons le premier mot du titre original : munyal. Cela ne nous disait rien avant la lecture, c’est bien entré (et ancré) maintenant tant il est répété, en version originale ou en français, la langue d’écriture de Djali Amadou Amal : patience. La plus grande vertu des femmes devant leurs maris… Elle est la conséquence des conseils qu’un père donne à sa fille quand elle se marie : « Ils ne se résumaient qu’à une seule et unique recommandation : soyez soumises ! » Tout accepter de l’époux, endosser la responsabilité de la réussite ou de l’échec du mariage. « Pour conclure, patience, munyal face aux épreuves, à la douleur, aux peines. » Elles sont trois, les impatientes de la romancière : Ramla, Hindou et Safira. Peu enclines à suivre les lois qui leur sont imposées, rétives à rester à la place précise que la société musulmane définit pour chacun – et encore davantage pour chacune. La révolte gronde en elles, les moyens de l’exprimer sont limités et elles se heurtent au poids des traditions et aux habitudes de la polygamie. « Souviens-toi que personne ne doit soupçonner ton ressentiment. Personne ne doit deviner ton chagrin, ta rage ou ta colère. N’oublie pas. Maîtrise de soi ! Sang-froid ! Patience ! » La tante de Safira comprend ce qui bout à l’intérieur, mais les conseils sont les mêmes que ceux d’un père.

  • Marie Ndiaye, Prix Marguerite Yourcenar
    par Pierre Maury le 2 décembre 2020 à 2 h 25 min

    Impressionnante Marie Ndiaye. Depuis ses débuts en 1985 (Quant au riche avenir, Minuit), elle ne cesse de faire des pas de côté tout en construisant ce qu’il faut appeler une œuvre, comme l’a reconnu le jury du Prix Marguerite Yourcenar, de la Scam, en plaçant son nom au palmarès. Elle n’a pas fini de surprendre, imagine-t-on volontiers. Après une pièce de théâtre qui vient de paraître (Royan, Gallimard), elle sortira son nouveau roman en janvier : La vengeance m’appartient (Gallimard). Je suis impatient. En attendant, coup de projecteur dans le rétro…   La femme changée en bûche (1989) Une fois encore – c’est la troisième –, Marie Ndiaye a écrit un curieux petit roman, dont il est difficile de parler parce qu’on ne sait trop par quel bout le prendre. Comme si l’auteur, à tant faire danser son écriture, finissait par rendre son sujet si flou qu’il en devienne insaisissable. C’était, de manière exemplaire, ce qui était arrivé à son précédent livre, Comédie classique, où la technique de la phrase unique coulant du début à la fin avait masqué le contenu. C’est encore le cas, mais plus discrètement, dans La femme changée en bûche, construit en trois parties curieusement détachées les unes des autres, chacun de ces longs chapitres pouvant, s’il a frappé davantage que les autres, modifier la perception que l’on a de l’ensemble. La narratrice, trompée par son mari, brûle son bébé et part se réfugier chez le Diable qui lui a promis, autrefois, son aide en cas de problèmes. Arrivée là, elle tombe sur l’étrange spectacle d’une file d’attente qu’elle parvient cependant à franchir pour entrer. Mais à l’intérieur, plus rien n’est pareil. Le Diable semble avoir perdu de sa superbe… L’errance de cette jeune femme reprend ensuite, et on ne sait quand elle s’arrêtera puisque, le titre l’indique, elle se laisse porter par les courants qu’elle rencontre. « Valérie est ordinaire mais son goût de l’existence la transfigure », conclut le personnage principal à propos de son amie. Affirmation à transposer pour conclure à propos de ce livre, pas ordinaire et transfiguré par un extraordinaire sens de l’écriture qui console du flou du récit.   En famille (1991) Marie Ndiaye doit avoir appris que la valeur n’attend pas le nombre des années. Elle a publié son premier livre alors qu’elle n’avait pas dix-huit ans et, menant sans bruit excessif une carrière littéraire qui s’annonce brillante, simplement en alignant l’un derrière l’autre des livres qui, à chaque fois, séduisent un peu plus, elle vient de frapper un grand coup avec En famille, un roman qui ne ressemble à rien de connu. Ce roman non identifiable fait un bien fou, parce qu’il n’est pas de chose plus insupportable, comme le dit Nabokov, que la monotonie de la vie quotidienne. Et que, pour élargir ce propos à la littérature, il est agréable de sortir d’une production banale pour rencontrer l’inattendu. L’inattendu, il est surtout pour Fanny, le personnage principal du roman. Ce n’est pas son véritable prénom, mais on l’appelle ainsi le jour où elle vient à la fête d’anniversaire de l’aïeule. Tante Colette venait de lire un roman où elle avait rencontré ce prénom, et elle en a affublé sa nièce. Celle-ci s’en accommode d’autant mieux qu’elle avait envie de changer d’étiquette. Le lecteur s’en trouve bien aussi, puisque cela donne résolument à Fanny le statut de personnage romanesque par excellence. Chaque fois, désormais, qu’elle entendra son ancien prénom – nous ne le connaîtrons jamais, nous n’en saurons qu’une chose : il est constitué de trois syllabes et beaucoup d’autres jeunes filles de son village le portent aussi –, elle n’aimera pas l’entendre. Mais qu’elle s’appelle désormais Fanny signifie autre chose : elle n’appartient plus à sa famille. Celle-ci la renie, pour une raison presque inconnue. Quelques détails seront donnés à Fanny par sa tante Colette : elle est orgueilleuse, elle réussissait trop bien à l’école, elle était d’une beauté trop piquante… Quoi d’autre ? Le soupçon la prend, un instant, qu’elle n’est pas la fille de sa mère mais celle de cette tante Léda qui était, avant elle, une proscrite : elle n’a pas été invitée lors de la naissance de Fanny et celle-ci ressent son absence comme le signe d’une malédiction qui pèse sur elle. Peut-être, si Fanny retrouve la tante Léda, pourra-t-elle comprendre ce qui lui arrive, les motivations de cet ostracisme dont elle est victime. Alors, elle part, au village voisin, dit-elle – mais on comprend, au fil de ses aventures, que chaque « village » représente en réalité une entité plus importante, un pays, voire même un continent, et qu’il suffit de prendre l’autobus pour être considérée comme une étrangère. La situation s’aggrave quand les pérégrinations de Fanny la ramènent jusque dans son village d’origine, où plus personne ne considère qu’elle appartient à la communauté. En famille est un roman empli d’anecdotes savoureuses, parfois drôles, parfois tragiques, mais le plus souvent incompréhensibles pour Fanny qui ignore dans quel monde elle vit. Rejetée par tous, elle est la parfaite étrangère, le symbole de toutes les différences. Sans doute ne faut-il pas trop chercher à interpréter en ce sens le roman de Marie Ndiaye. Il n’empêche qu’en filigrane s’y dessine une fable qui dit bien la difficulté d’être autre, surtout quand personne ne vous dit pourquoi on vous considère ainsi, rejetée à la périphérie du monde. L’essentiel est, plus probablement, dans la manière dont Marie Ndiaye conduit son livre et ses personnages : avec un culot qui se permet tout et ne l’empêche jamais de tenir fermes les rênes du récit.   La sorcière (1996) Depuis ses débuts en 1985 avec Quant au riche avenir, Marie NDiaye fait figure de surdouée. Elle n’avait, il est vrai, que 22 ans et la sûreté de son écriture avait séduit autant que la singularité de son univers. Depuis onze ans et cinq livres plus tard, il est devenu plus difficile de confirmer. Mais on aurait bien tort de faire la fine bouche, et il faut se laisser aller à lire La sorcière sans chercher à l’installer dans une quelconque hiérarchie. C’est un roman qui s’ouvre sur une phrase mystérieuse (« Quand mes filles eurent atteint l’âge de douze ans, je les initiai aux mystérieux pouvoirs ») et se clôt sur d’hypothétiques projets de vacances. Entre-temps, il s’est passé pas mal de choses, certaines assez banales, d’autres moins habituelles. Il faut bien commencer par l’extraordinaire, au sens premier du mot, puisque c’est sur cette voie que Marie NDiaye nous entraîne d’emblée. Lucie est une sorcière. Voilà, c’est dit, et il ne faut pas croire pour autant que nous allons baigner dans une atmosphère baroque où le paranormal donnerait une coloration particulière au récit. Rien de plus naturel que ce surnaturel-là. D’ailleurs, Lucie est une sorcière aux pouvoirs limités. Sa mère était beaucoup plus douée qu’elle, même si elle n’a jamais voulu utiliser ses pouvoirs comme elle l’aurait pu, et ses filles, très vite, se révéleront des élèves modèles, capables d’emblée de surpasser leur initiatrice. Il ne suffit pas de pleurer des larmes de sang, il faut encore être capable de voir dans l’avenir, de se transformer en oiseau, de quelques autres métamorphoses qui prennent ici un tour parfaitement normal… On ne sait trop. « Avec force douleur je mettais en branle ma technique de divination, ou de vision rétrospective, mais, aussi grave que pût être le sujet, je n’apercevais que des détails sans importance, révélateurs de rien du tout : la couleur d’un habit, l’aspect du ciel, une tasse de café fumant délicatement tenue par la personne sur qui je fixais mon regard extralucide… » A côté de cela, les pouvoirs des deux filles de Lucie paraissent quasi illimités, et leur mère prend presque peur tant tout devient possible. Mais cette histoire de sorcières s’inscrit dans un contexte familial complexe, et c’est l’aspect banal du roman : le mari de Lucie finit par s’enfuir et par vivre avec une autre femme. On sent bien qu’il n’est pas à sa place dans cet univers et qu’il vaut mieux, pour lui, trouver ailleurs un équilibre moins précaire, moins menacé par l’inattendu. Il faut parler aussi de la voisine qui s’incruste et surgit aux moments les plus inattendus, jusqu’à proposer à Lucie un emploi de professeur de Connaissance objective du passé et de l’avenir pour soi-même et les autres. Malheureusement, Lucie sera rattrapée par la logique sociale et accusée de charlatanisme. Comment pourrait-elle se défendre ? « Je suis une espèce de sorcière, malgré tout. Là-dessus, je n’ai abusé personne. » C’est tout ce qu’elle trouve à dire et on devine qu’un argument de ce genre n’a aucune chance de convaincre un conseiller municipal… La sorcière est donc une histoire triste. Mais c’est aussi une histoire gaie, dans laquelle on s’amuse d’un rien, au fur et à mesure que l’imagination de Marie NDiaye offre à ses personnages le loisir d’agir comme bon leur semble. Roman fantaisiste, mais qui contrôle la fantaisie dans le cadre très strict d’un parfait réalisme, « La sorcière » installe un doux malaise dans le confort des habitudes et des préjugés. C’est pour cela qu’on aime lire Marie NDiaye. Parce qu’elle ne fait rien comme les autres, prend des chemins obscurs et peu fréquentés, bouscule les conventions avec une rare audace et réussit tout ce qu’elle ose, comme si rien ne pouvait lui résister, même pas les hypothèses les plus improbables.  Rosie Carpe (2001)Le roman qui a révélé Marie Ndiaye au grand public, grâce notamment à un prix Femina. Rosie Carpe est une jeune femme que la vie a déchirée. Elle débarque en Guadeloupe pour y retrouver son frère. Mais Lazare ne l’attend pas à l’aéroport. Et rien d’ailleurs ne sera comme elle l’avait imaginé. Dans un foisonnement d’intrigues qui se croisent en une chronologie disloquée, l’écrivaine impose des images, des lieux et des personnages. Le retour vers ce livre s’impose aujourd’hui.  Autoportrait en vert (2005) Un conseil : si vous devez rencontrer un jour Marie Ndiaye, ne vous habillez pas en vert. C’est pour elle, au moins dans ce livre, la couleur portée par des femmes désespérantes à faire peur. Son monde quotidien, quand il se teinte de vert, devient confus. Une personne passe pour une autre, la Garonne connaît une de ces crues dont elle a le secret, la famille se rappelle au souvenir, et le souvenir n’est pas toujours bon. Une magie frémissante et inquiétante agit dans ces pages.   Trois femmes puissantes (2009) Elles sont magnifiques, les Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye. Elles tiennent debout par leurs propres qualités, bien sûr. Mais aussi et surtout par la grâce d’une écriture enchanteresse, lovée dans un roman qui se pare de poésie et abrite des merveilles d’expression. La description ne pouvant rendre qu’un hommage trop faible à ce style ample, il est nécessaire de citer. Et tant pis, ou tant mieux, si le premier paragraphe, une seule phrase parfaite d’équilibre et de beauté, est un peu long. « Et celui qui l’accueillit ou qui parut comme fortuitement sur le seuil de sa grande maison de béton, dans une intensité de lumière soudain si forte que son corps vêtu de clair paraissait la produire et la répandre lui-même, cet homme qui se tenait là, petit, alourdi, diffusant un éclat blanc comme une ampoule au néon, cet homme surgi au seuil de sa maison démesurée n’avait plus rien, se dit aussitôt Norah, de sa superbe, de sa stature, de sa jeunesse auparavant si mystérieusement constante qu’elle semblait impérissable. » Norah est face à son père. Elle ne sait pas pourquoi il lui a demandé de venir le voir en Afrique. Elle se sent peu d’affinités avec lui, qui a quitté son épouse française, a eu d’autres femmes, d’autres enfants. Elle aimerait probablement le dominer pour renverser leurs rapports d’autrefois. Mais la situation imprévue qu’elle découvre la conduit sur un tout autre chemin. Dans la deuxième partie de cet ouvrage composé comme des récits presque, mais pas tout à fait, détachés les uns des autres, Fanta se trouve face à un homme qui est en train de perdre son travail et ses illusions. Et qui entraîne sa femme dans sa chute. Celle-ci a, en réalité, commencé bien des années auparavant, comme on le découvre en même temps qu’un Rudy jusque-là aveugle devant ses propres comportements. Khady, dernière héroïne de ce triptyque, part vers l’Europe pour y immigrer clandestinement. Mais le chemin est fait de tous les dangers qu’elle rencontre et son destin s’écrit en lettres tremblantes, gravées sur un corps malade. Les liens entre ces trois textes sont ténus. Ils sont surtout à voir avec un lieu. Plus largement cependant, les trois femmes sont quelque part entre l’Afrique et l’Europe, face à elles-mêmes et à leurs proches, face aux malheurs et aux moyens de les enrayer. C’est saisissant de vérité. Une vérité qui n’est pas celle des sociologues mais qui emprunte à une sorte de connaissance intime de l’être humain. Les détours des phrases sont aussi ceux d’une pensée qui chemine sans hâte vers l’élucidation d’un mystère profond. Marie Ndiaye avait déjà écrit quelques livres qui comptent. Elle vient probablement de faire mieux encore avec celui-ci.   Un portrait Marie Ndiaye a souvent déménagé. La dernière fois, c’était en 2007, après l’élection de Nicolas Sarkozy. Elle ne cache pas que les deux événements sont liés. « Nous n’avions plus du tout envie d’être là, dans cette France qui venait d’élire Sarkozy », expliquait-elle à Télérama. « Nous », c’est-à-dire Jean-Yves Cendrey, son mari romancier, elle et leurs trois enfants. Une famille, avant d’être une famille d’écrivains. Le couple s’est rencontré par la littérature : Jean-Yves a écrit à Marie après avoir lu son premier livre. Et plus si affinités, comme on dit. Cela dure toujours aujourd’hui. Ils ont habité l’Espagne, l’Italie, Berlin une première fois, la Normandie et la Gironde. Mais Marie Ndiaye revendique surtout une jeunesse française ordinaire, un esprit modelé par la campagne beauceronne. Et n’allez pas lui dire, au prétexte que sa peau est noire, qu’elle est une écrivaine « francophone », comme appelle les anciens colonisés – ou les Belges – qui écrivent en français. Son père, Sénégalais, est rentré en Afrique quand elle avait un an. De ce côté-là de ses origines, elle n’a connu aucune influence culturelle. Il lui arrive d’ailleurs de le regretter. Son frère aîné, Pap Ndiaye, est devenu un grand spécialiste de la question noire en France. Marie, en ce qui la concerne, dit : « Je n’ai pas de réflexion politique très personnelle ou originale, je ne suis pas une penseuse. » Elle est surtout une raconteuse d’histoires qui ont beaucoup puisé dans le répertoire du fantastique. Par le roman, pour les enfants aussi, et plus récemment par le théâtre, parfois avec son mari. Puisque tous deux mènent en parallèle une vie d’écriture qui les rapproche en certaines occasions. Chacun est le premier lecteur de l’autre. Et ils ont écrit ensemble pour le théâtre. Mais ils gardent leur personnalité, comme le prouvent leurs romans parus simultanément, mais chez différents éditeurs, lors de la récente rentrée littéraire : Honecker 21 pour Jean-Yves, Trois femmes puissantes pour Marie. A ses débuts, Marie Ndiaye parlait peu. Par un manque d’assurance lié à sa jeunesse ? Ou parce que le silence lui va bien ? (« J’aime écouter. Ce silence est une disponibilité », répondait-elle à Lire.) Aujourd’hui, elle s’exprime plus volontiers. Bien obligée, aussi, en raison d’un succès qu’elle explique notamment par sa persévérance : « Ce prix est inattendu. C’est aussi le couronnement et la récompense de 25 ans d’écriture et de cette opiniâtreté. » Elle vit en tout cas une très belle saison. Elle avait déjà reçu en septembre la bourse Jean Gattégno du Centre national du livre, 50.000 euros pour son œuvre de création littéraire. Auxquels elle peut ajouter aujourd’hui les 10 euros du prix Goncourt – un chèque qui, habituellement, s’encadre plutôt qu’il ne s’encaisse – et, surtout, les droits d’auteur que lui verseront les Editions Gallimard quand on fera les comptes de ce qui devrait être un joli succès de librairie. Un succès tout à fait mérité, et pas seulement à force d’opiniâtreté. Marie Ndiaye est un talent très sûr, dont la vingtaine de livres publiés ne sont, à 42 ans, qu’un début dont on se souviendra quand, plus tard, revenant sur son œuvre, il faudra dire d’elle qu’elle a marqué son époque sans pour autant faire d’émules. Elle représente un cas trop singulier pour qu’il soit possible de l’imaginer en chef de file d’une nouvelle tendance, et encore moins d’une école. Elle se contente d’être elle-même, de creuser un sillon unique. C’est déjà beaucoup.   Le Goncourt Marie Ndiaye est une femme à qui rien ni personne ne résiste. Jérôme Lindon, le patron de Minuit, a craqué le premier en recevant le manuscrit de Quant au riche avenir : il est allée l’attendre, contrat à la main, à la sortie du lycée – elle n’avait pas dix-huit ans. Pour son deuxième livre, écrit en une seule phrase, Paul Otchakowsky-Laurens, de POL, a suivi. Elle est arrivée chez Gallimard quand elle l’a voulu. Sa pièce Papa doit manger est entrée au répertoire de la Comédie-Française en 2003. Deux ans auparavant, elle avait été couronnée par le prix Femina dès le premier tour de scrutin. Et l’académie Goncourt a fait de même en la choisissant sans longues discussions : cinq voix au premier tour, contre deux à Jean-Philippe Toussaint et une à Delphine de Vigan, Laurent Mauvignier ayant été tout à fait oublié dans cette absence de débat. Il y avait du beau monde dans le dernier carré du Goncourt. Il n’y avait même que du beau monde, contrairement à bien des années précédentes où les jeux d’influence avaient parfois, selon les apparences, dominé les questions littéraires. Certes, il y aura des mauvaises langues pour expliquer le prix Goncourt de Trois femmes puissantes par de mauvaises raisons. Marie Ndiaye est publiée chez Gallimard. Elle est une femme. Elle est… noire (oui, oui, on va le dire !). Mais il suffit de le lire pour reconnaître combien, à l’évidence, son roman méritait ces lauriers. Nous l’avions d’ailleurs souligné dès l’ouverture de la rentrée littéraire : « Elles sont magnifiques, les Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye. Elles tiennent debout par leurs propres qualités, bien sûr. Mais aussi et surtout par la grâce d’une écriture enchanteresse, lovée dans un roman qui se pare de poésie et abrite des merveilles d’expression. » Curieusement, mais somme toute assez logiquement puisque la qualité d’une écriture est une notion très subjective, un autre critique avait cité les mêmes lignes que nous – celles qui ouvrent le livre – pour démontrer à quel point le style était pesant. Les lecteurs, merci pour eux, semblent nous avoir donné raison : Trois femmes puissantes était, de tous les romans en course pour les prix littéraires, celui qui se vendait le mieux avant même son Goncourt. S’il y a une chose sur laquelle il faut insister, c’est bien que la littérature, au sens le meilleur du mot, sort aussi gagnante de ce palmarès parfois dérisoire. Marie Ndiaye est d’abord et avant tout quelqu’un qui écrit. Même si elle dit aujourd’hui que ses premiers livres étaient bourrés à l’excès d’influences diverses – elle cite souvent Marcel Proust et Henry James –, il y a presque vingt-cinq ans qu’elle impressionne par un style qui lui est propre. Style en évolution permanente de livre en livre, bien entendu, et dont la fluidité est probablement plus grande aujourd’hui qu’en 1985. Mais toujours elle s’autorise des audaces calculées, des décalages par rapport au langage habituel, avec par exemple cette première phrase de Trois femmes puissantes, que nous avons plaisir à citer de nouveau : « Et celui qui l’accueillit ou qui parut comme fortuitement sur le seuil de sa grande maison de béton, dans une intensité de lumière soudain si forte que son corps vêtu de clair paraissait la produire et la répandre lui-même, cet homme qui se tenait là, petit, alourdi, diffusant un éclat blanc comme une ampoule au néon, cet homme surgi au seuil de sa maison démesurée n’avait plus rien, se dit aussitôt Norah, de sa superbe, de sa stature, de sa jeunesse auparavant si mystérieusement constante qu’elle semblait impérissable. » Norah est la première des trois femmes du roman. Nous rencontrerons ensuite Fanta et Khady. Elles sont toutes liées par des anecdotes ténues et des lieux précis. Elles font un pont entre l’Europe et l’Afrique. Khady, la troisième, tente d’émigrer en Europe. Un cas exemplaire à travers lequel Marie Ndiaye apporte sa pierre à une interprétation moins unilatérale de cette tentation : « L’histoire des migrants est une histoire déjà souvent relatée, mais si le sort de ces gens peut être encore mieux su et compris, j’en serai très contente », disait-elle hier.   Ladivine (2013) Ladivine, Malinka/Clarisse et Ladivine encore : trois générations de femmes, comme en écho aux Trois femmes puissantes de son précédent roman qui, prix Goncourt oblige, a modifié le statut de Marie Ndiaye. Seulement le statut, car rien d’autre n’a changé chez elle. Ni la manière qu’elle a de répondre aux questions avec précision mais sans assurance excessive. Ni son écriture singulière. Ni son ambition romanesque. Sur les deux premiers points, l’entretien ci-après est éclairant. A propos du troisième, plongeons dans un livre qui, disons-le de suite, confirme l’étendue de son talent. La proposition de départ donne une (petite) idée d’une complexité qui ne cessera, par la suite, de s’approfondir, développant des rhizomes qui éveillent des échos entre les vies des trois personnages principaux. Clarisse Larivière, dont le prénom était Malinka quand elle vivait avec Ladivine, sa mère, retrouve celle-ci, en même temps que son ancienne identité, le premier mardi de chaque mois, pour une visite clandestine. Richard, le mari de Clarisse, ignore tout de l’existence de cette mère souvent appelée « la servante », ainsi que du passé de son épouse. Leur fille, Ladivine, porte donc le prénom d’une grand-mère dont elle ne sait rien. Entre les silences et les secrets s’écrit une histoire de culpabilités multiples. La ligne de fuite sera parfois la seule sortie vers un hypothétique salut. Ladivine, la seconde, est hantée, malgré elle, par des fantômes dont elle ne connaît pas les pouvoirs. Ni s’ils sont bénéfiques ou maléfiques, quand bien même ils semblent s’incarner dans les yeux d’un chien, lors de vacances lointaines chargées de signes contradictoires. Ladivine n’est en rien le fouillis inextricable qu’évoque peut-être cet article trop bref pour rendre compte des mécanismes subtils à l’œuvre dans le roman. On s’installe dans le livre, on se laisse porter par une écriture naturelle et savante à la fois, et les relations ambiguës entre les personnages se mettent en place avec évidence. Marie Ndiaye passe haut la main l’épreuve, difficile pour certains écrivains, du roman post-Goncourt.   Entretien Vous vivez à Berlin. Cette distance par rapport à un pays où l’on parle français est-elle une aide pour l’écriture ? Je crois que ça ne fait rien du tout, ni dans un sens, ni dans un autre. Ce n’est pas une aide, parce que je n’ai jamais été gênée par le fait de vivre en France pour écrire en français. Ce n’est pas non plus un inconvénient. Il y a quand même une curieuse coïncidence. Trois des quatre derniers lauréats du prix Goncourt vivent à l’étranger, ou au moins y vivaient. Vous-même en 2009, Michel Houellebecq en 2010 et Jérôme Ferrari l’année dernière. C’est curieux, non ? C’est vrai, oui. Il faudrait considérer que le fait d’être loin vous donne un regard plus acéré sur les choses, et je ne le crois pas du tout. J’ai l’impression d’écrire maintenant exactement dans le même esprit, avec le même regard que quand j’habitais, avant de venir à Berlin, un village reculé de Gironde. Du reste, le livre précédent, qui a eu le prix Goncourt, a été écrit en grande partie en France. Votre écriture est singulière. En avez-vous conscience ? Oui. Non seulement je le sais, mais j’y travaille. Si on tente de la décrire, ce qui n’est pas facile, on pourrait dire qu’elle est déhanchée. Est-ce que cela vous convient ? Oui, je trouve ça très joli, en plus. En même temps elle est enveloppante… Alors, c’est parfait : déhanchée et enveloppante, ça me va parfaitement. Cette écriture-là vous vient-elle naturellement, ou après beaucoup de travail ? Elle est vraiment naturelle. Après, dans le cadre de cette évidence, si j’ose dire, il y a quand même un travail très précis sur le choix des mots, surtout des adjectifs. Un travail sur les répétitions, sur la manière de faire tourner les phrases ? Oui, c’est très conscient, très intentionnel. Pratiquez-vous le même genre d’écriture dans le théâtre, pour lequel vous travaillez aussi ? Non. Au théâtre, ce serait difficile, je pense. L’écriture théâtrale est beaucoup plus directe, elle est moins ressassante, moins concentrique. Quel a été le déclic, le point de départ de « Ladivine » ? Le point de départ était l’image d’une famille très contemporaine, un couple et leurs deux jeunes enfants, qui réalise un rêve de vacances et dont le rêve se transforme en quelque chose d’infernal. C’était vraiment le point de départ : cette image de pauvres touristes égarés, désorientés et qui, finalement, après avoir mis tout ce qu’ils avaient d’économies et d’énergie dans un voyage important et lointain, se retrouvent profondément désillusionnés. Cette désillusion revient à plusieurs reprises, et sur d’autres plans, dans le roman. C’est devenu un thème récurrent dans « Ladivine » ? Par exemple, vous écrivez, à propos de cette famille : « elle les aimait tous les trois, mais non sans détresse. » De l’amour et de la détresse en même temps, cela correspond aussi à de la désillusion ? Oui, c’est vrai. Mais elle aime aussi avec détresse parce qu’elle a peur pour eux. Je crois qu’il est dit à un autre moment qu’elle a tellement peur pour ses enfants qu’elle souhaiterait presque les voir vieux très vite. C’est ça aussi, l’amour, c’est plein de peur, je crois : la peur de ce qu’il peut arriver à ceux qu’on aime. Et il en arrive, des choses : des gens disparaissent, d’autres meurent… C’est un livre tragique ? Je ne suis pas sûre, parce que j’ai l’impression quand même que ça finit sur une note d’espoir… Apaisée, plutôt ? Apaisée, oui. Malinka, qui change de prénom pour s’appeler Clarisse, a honte de sa vie d’avant, elle a honte de Ladivine et elle souffre de cette honte. Vos personnages sont pleins de souffrances… Oui, c’est vrai. Elle a honte de sa honte. Ce serait plus simple pour elle si elle avait simplement honte, et puis voilà. Mais sa situation est compliquée… Dans la première partie du livre, elle semble nommer sa mère plus souvent « la servante » que « ma mère ». Savez-vous si la fréquence du mot « servante » est plus élevée ? Je suis sûre, oui. Très souvent dans vos livres, une place est accordée au fantastique. Il fait partie de votre univers ? Il ne fait pas partie de ma vraie vie, je ne suis pas du tout sujette à ces croyances. En fait, il n’y a rien de surnaturel à quoi je crois. Je ne suis pas croyante, par exemple, dans le sens traditionnel du terme. Dans le roman, le fantastique se manifeste par la présence des chiens… Oui. Pourquoi les chiens ? Dans la partie « famille en vacances », avec le chien qui guette les sorties de Ladivine, je me suis posé la question du choix de l’animal qui devait la surveiller ou la protéger. Il m’a paru évident que c’était un chien car, d’une certaine manière, il était impossible que ce soit autre chose. Dans les rues d’une grande ville, il n’y a qu’un chien qui puisse être là sans que ça semble bizarre. Les lieux sont importants : Bordeaux, Langon, Berlin, les vacances allemandes, les vacances dans un pays qui n’est pas nommé mais qui semble être un pays africain anglophone… Est-ce que vous avez pensé à ce livre d’une manière géographique ? Oui, bien sûr. Chaque lieu donne-t-il une tonalité différente ? Je pense, oui. Les avez-vous choisis rapidement ou ont-ils surgi en cours d’écriture ? Je les ai choisis très rapidement, parce que j’ai du mal à parler de lieux où je ne suis jamais allée. Langon, c’est là où je vivais avant. Berlin, j’y vis. Annecy, je connais. Et l’endroit indéterminé, probablement d’Afrique, ça pourrait être le Ghana, où je suis allée. C’est là où vous avez puisé les images ? Oui. Ce livre paraît relativement longtemps, trois ans et demi, après « Trois femmes puissantes ». Il est vrai que vous avez aussi écrit pour le théâtre entretemps. Travaillez-vous tout le temps à un roman ou y a-t-il des périodes de relâche ? Après chaque roman, je laisse passer plus d’un an avant de me remettre à un autre roman. Entretemps, j’écris des choses plus brèves, mais je ne commence jamais le roman suivant avant qu’il ne se soit écoulé de nombreux mois. Pendant ces mois, ça mûrit sans que vous vous en rendiez compte, ou avez-vous conscience que quelque chose est en train de naître ? J’en ai conscience, je réfléchis presque chaque jour à ce que sera le roman suivant, mais sans écrire. Comment vivez-vous ce séjour parisien ? Vous n’êtes là que trois jours et vous devez avoir dix mille interviews au programme… Je serai contente de rentrer tout à l’heure !   La Cheffe, roman d’une cuisinière (2016) Marie Ndiaye est la romancière des évidences et des contre-évidences. Les évidences, elle les crée et les impose. Ainsi ce féminin peu usité de « Cheffe », dans le titre de son nouveau roman. Il sera si peu question du prénom de Gabrielle, presque toujours appelée « la Cheffe », que cela semble tout naturel. Par ailleurs, comme elle l’avait déjà fait, notamment dans Trois femmes puissantes, qui commençait par un « Et » renvoyant à on ne sait quoi, elle ouvre La Cheffe, histoire d’une cuisinière par une phrase rien moins qu’évidente : « Oh oui, bien sûr, c’est une question qu’on lui a souvent posée. » Quelle question ? Elle ne sera jamais précisée. Même si on devine, à la réponse du narrateur, qu’elle se rapporte à la supposée faible intelligence de la Cheffe. Il dément, bien sûr. Car elle a été la femme de sa vie et elle a manifesté pour lui quelque chose qui s’apparentait à de l’amitié. La Cheffe est morte et sa biographie ou sa légende reste à construire. Contre ce que raconte sa fille, le narrateur rétablit sa vérité. Dans les détails, parce qu’il a lui-même enquêté sur le passé de celle qu’il aimait, et dans la philosophie dont elle était imprégnée autant qu’elle en faisait la colonne vertébrale de sa cuisine. Le mot qui la définit le mieux est sans doute : loyauté. Loyauté envers les autres, envers elle-même, envers son talent qu’elle ne surestime pas mais qu’elle exploite au mieux, envers les produits qui n’ont pas besoin de séduire par des artifices quand ils sont bien choisis. « Elle se méfiait de tout procédé qui visait à faire joli, à faire bien au détriment, le cas échéant, de la qualité première du produit. » Après les années de formation sur le tas, guidée par l’intuition des merveilles qu’elle peut faire naître de la nourriture, la Cheffe a ouvert son enseigne, fidèle à ses principes. Ceux-ci se sont révélés efficaces au-delà de ce qu’elle aurait pu souhaiter. Elle aimait accueillir ses clients comme des amis, sans cependant leur manifester son amitié autrement que par les vertus de ses plats, car pour le reste elle est peu démonstrative. Et puis, le succès appelant la notoriété, elle a reçu une étoile. Ce jour-là, elle a pleuré. Non de joie : « Si on me récompense, c’est que j’ai démérité », dit-elle. Elle a eu le sentiment de s’être compromise… Sur ce premier malheur paradoxal s’en est greffé un deuxième : sa fille est rentrée du Canada, a pris les choses en main selon les lois d’un marketing agressif. Changeant la décoration, augmentant les prix, imposant de la musique là où il n’y en avait jamais eu. Les conséquences ont été rapides : perte de l’étoile, fermeture du restaurant. Et on se dit, en suivant l’histoire de la Cheffe, que sa droiture morale ne pouvait se satisfaire des apparences de la réussite, qu’elle a donc consciemment laissé sa fille détruire ce qui, déjà, n’existait plus tout à fait. Ce destin, rapporté par la voix du plus fidèle d’entre les fidèles, est fascinant. Et fascine encore davantage à travers l’écriture déhanchée et enveloppante de Marie Ndiaye, pour reprendre deux mots que nous lui avions proposés et qu’elle avait validés.

  • « Histoire de l’édition en Belgique », Prix Triennal de l'essai de la Fédération Wallonie-Bruxelles
    par Pierre Maury le 1 décembre 2020 à 12 h 39 min

    En publiant leur Histoire de l’édition en Belgique : XVe - XXIe siècle, Pascal Durand et Tanguy Habrand comblent un manque criant. Il n’existait pas d’ouvrage comparable, susceptible de retracer, depuis les débuts de l’imprimerie et jusqu’à nos jours, l’évolution d’un secteur où culture et économie sont non seulement liées avec force mais aussi dépendantes l’une de l’autre. Le survol ne reste pas à distance du sujet : chaque grande période est analysée dans le détail comme dans les grandes mutations qu’elle entraîne. L’articulation en sept chapitres (dont le dernier constitue un épilogue très contemporain) semble logique. Aux premiers imprimeurs, dont Plantin est le plus connu mais on découvrira Thierry Martens, succèdent les contrefacteurs. Puis, de 1850 à 1914, l’édition religieuse prend son envol en même temps que s’impose une démarche artistique. L’entre-deux-guerres est revisitée de manière inédite, l’édition industrielle prend des galons après la Seconde Guerre mondiale mais laisse une place à des initiatives plus littéraires. Les deux dernières décennies du XXe siècle dessinent un paysage nouveau, dont les auteurs nous fournissent les principaux traits dans l’entretien qu’ils nous ont accordé. Et l’épilogue se prolonge d’une postface où Yves Winkin ouvre des perspectives. Il ne suffit pas de combler un manque, il vaut mieux le faire avec une érudition sans faille et une élégance d’écriture qui aide à transmettre l’information. Le pari est réussi, c’est passionnant !EntretienQuand avez-vous pensé à vous lancer dans cet énorme travail ? Pascal Durand. J’ai commencé à travailler à ce projet de reconstruction approfondie du système éditorial belge du XVe siècle à nos jours dans la seconde moitié des années 1990, dans la foulée d’une enquête approfondie sur l’édition littéraire et les trajectoires éditoriales des auteurs belges menée en collaboration avec Yves Winkin. Sociologue, celui-ci avait fait œuvre de pionnier dès 1975 avec un mémoire sur l’édition belge d’expression française superbement intitulé L’or et le plomb. Le projet a pris tournure plus déterminée au cours des années 2000, puis Tanguy Habrand m’a rejoint et nous l’avons mené à bien en étroite coopération. L’ambition, au point de départ, était-elle de faire ce livre-ci, ou bien est-ce que cela a bougé en cours de travail ? P.D. Cela a bougé en cours de route, dans une perspective plus historienne. Dans un premier temps, c’était une sociologie des pratiques d’édition qui était en ligne de mire. Chemin faisant, la direction historique est devenue plus déterminante, mais une histoire entrecroisant histoire du livre, histoire de la littérature, histoire des idées et histoire des politiques du livre et des institutions de la vie intellectuelle. Le livre publié aujourd’hui correspond-il à ce que vous aviez envisagé ? P.D. Oui, absolument. Très vite, lorsque le livre a pris tournure, les sept grandes parties ont été définies, correspondant chacune à un des temps forts de l’histoire de la production du livre en Belgique, depuis les premiers imprimeurs jusqu’aux processus de concentration de la fin du XXe siècle, et même au-delà puisque le dernier chapitre décrit les grandes lignes de force et les perspectives du système éditorial actuel. La dernière information retenue est tombée en janvier 2018. Le découpage en périodes était-il une forme d’évidence, ou bien aurait-il pu être différent ? P.D. D’autres découpages sont toujours possibles : aucun n’est spontanément imposé par l’objet étudié. Faire l’histoire de quelque domaine que ce soit, c’est construire un récit. Et un récit suppose des acteurs, des personnages, des séquences d’actions. D’autres séquences auraient sans doute pu être retenues. Mais je crois que celles qui l’ont été, après mûre réflexion, sont éclairantes sur les métamorphoses que la production imprimée en Belgique a connues de ses origines à nos jours. Avez-vous travaillé ensemble sur toutes les périodes ou vous êtes-vous partagé la tâche ? P.D. Nous nous sommes assez bien réparti la tâche. Dès qu’il s’est agi d’envisager l’histoire à partir du XVe siècle, nous nous sommes distribué les secteurs, les domaines, parce que, évidemment, la matière est énorme. Mais tout un travail de construction globale et d’écriture a été nécessaire, tout du long, pour conférer à l’ensemble son style et son unité. Pour caractériser le partage, qui n’a rien eu d’étanche, je dirais que la dimension la plus littéraire a été essentiellement prise en charge par moi et la partie touchant notamment à la bande dessinée par exemple ou à l’édition scolaire a été prise en charge par Tanguy Habrand. Tanguy Habrand. Certaines transitions correspondent à des événements historiques majeurs, comme la Première et la Seconde guerre mondiale qui redistribuent les cartes de l’édition. Pour la fin du XXe siècle, il nous a semblé important d’introduire une rupture en 1980, pour des raisons à la fois politiques et culturelles : le paysage éditorial se reconfigure en profondeur lors de la naissance de la Communauté française de Belgique. Peut-on s’arrêter sur la charnière de 1980 ? Il y a eu le dossier « Une autre Belgique » dirigé par Pierre Mertens dans « Les Nouvelles littéraires » en 1976, le volume conçu par Jacques Sojcher en 1980, « La Belgique malgré tout », Europalia Belgique la même année. Est-ce cette convergence, augmentée du volontarisme de Marc Quaghebeur, qui a modifié le paysage ? T.H. Ces prises de position à caractère identitaire et la mise en place d’une politique culturelle forte, à travers la Promotion des Lettres, ont fait entrer l’édition littéraire dans un nouveau paradigme. Cela correspond en gros à la reconnaissance d’une édition « d’art et d’essai », encadrée par des aides et subventions comme les contrats-programmes. Le fossé se creuse au même moment entre ces éditeurs et l’édition industrielle. Marabout et les grands noms de la bande dessinée (Casterman, Dupuis, Le Lombard) se heurtent quant à eux aux mutations de l’édition internationale. On observe d’importants mouvements de concentration, et des maisons d’édition belges rejoignent des groupes français. Avec, comme cas les plus flagrants, Casterman et Marabout ? P.D. Nous réservons en effet toute une section à l’extraordinaire aventure, très pilotée, des collections Marabout. Elle est partie intégrante de la mémoire collective. Quant à Casterman, la date de novembre 1999, moment où l’éditeur de Tournai est racheté par Flammarion, a servi de date pivot et de date butoir. Elle marque le sommet d’une période, allant des années 1980 aux années 2000, caractérisée par un tiraillement entre des logiques de marché et des logiques publiques, avec un développement éditorial, dans le domaine littéraire, stimulé par l’Etat avec l’intermédiaire de la Promotion des Lettres. Si on vous suit bien, l’édition belge a surtout réussi dans des niches, parfois de grosses niches d’ailleurs. C’est là où elle est à son meilleur ? P.D. Oui. C’est le produit d’une histoire très longue qui est celle du rapport déséquilibré entre le marché culturel belge et la très puissante institution littéraire et éditoriale parisienne. Ce déséquilibre en fait de force et de pouvoir symbolique a conduit un certain nombre de nos éditeurs les plus aventureux à investir ou à inventer des créneaux extérieurs à la littérature dans sa définition lettrée, fortement soumise à l’attraction parisienne, tels que la bande dessinée, le livre jeunesse ou encore le livre pratique. C’était, si l’on veut, faire de nécessité vertu. C’était aussi le produit d’une conversion d’aptitudes techniques et commerciales mais aussi d’attitudes à l’égard du médium du livre héritées de l’époque de la contrefaçon qui a pris fin au milieu du XIXe siècle mais s’est prolongée sous diverses formes. Tout cela, mélangé, articulé avec d’autres facteurs, a permis à Casterman et à Dupuis, au Lombard et à Marabout de dégager de fortes ressources de créativité et de proximité avec les lecteurs. T.H. Parmi ces niches, on retrouve des domaines dont le traitement est spécifique à la Belgique. Je pense par exemple à l’édition scolaire ou à l’édition juridique qui, par la force des choses, répondent à des nécessités locales et échappent au marché français. De la même manière, des sujets à caractère local ou régionaliste sont préservés par rapport à l’édition française. Mais ce ne sont pas ici des créneaux du même ordre que le cinéma et la photographie chez Yellow Now ou l’architecture chez Mardaga. Peut-on dire qu’il y a, dans l’édition belge, un peu d’expérimentation, un peu plus d’idéologie par moments et surtout beaucoup de commerce ? P.D. Sans doute, mais on peut aussi présenter les choses autrement. Ce que notre livre met en évidence, c’est que l’édition belge a connu des périodes d’émergences fortes, en particulier à la fin du XIXe siècle où l’on voit s’inverser en partie le flux des auteurs entre Paris et la Belgique. Hugo chez Lacroix, Maupassant chez Kistemaeckers, Mallarmé chez Deman ont aussi pour contrepartie un essor remarquable de l’édition d’auteurs locaux, de De Coster à Verhaeren en passant par Lemonnier. Entre 1940 et 1945, en raison du cadenassage de la production installé par l’occupant et d’un embargo sur la production française, c’est dans le domaine des paralittératures que l’édition locale va se déployer, du côté du roman policier avec Stanislas-André Steeman au « Jury » escorté par une nuée de professionnels du genre et, du côté du fantastique, avec Jean Ray, l’auteur de  Malpertuis se mettant en cheville avec d’autres écrivains tels que Steeman et le jeune Owen, au sein d’une coopérative d’édition, les Auteurs Associés. Autre moment phare, celui des années 1970-1980, lorsque Jacques Antoine lance ses collections de patrimoine et de création littéraires belges, dans la foulée desquelles se déploieront les Eperonniers, Le Cri, Talus d’approche ou encore Luce Wilquin. Sans oublier, à Liège, les éditions Mardaga ou à Bruxelles les éditions Complexe, dans le domaine des sciences humaines En parlant de Jacques Antoine et de son épouse, Lysiane D’Haeyere, c’est l’occasion de noter que votre ouvrage contient un grand nombre de portraits d’éditeurs, et que la place des femmes y est importante. P.D. La perspective d’une histoire longue permet de dessiner des tendances mais nous avons eu à cœur, pour chaque période, de mettre en relief un certain nombre d’éditeurs. Pas seulement des enseignes ou des marques, mais aussi des acteurs très singularisés. Parce que, derrière la façade d’une maison ou d’une couverture, il y a des individus avec leur talent et leur tempérament, qui contribuent à la vitalité et quelquefois aux embardées du secteur. Quant à la place des femmes dans l’édition, elle devient en effet de plus en plus importante à mesure qu’on s’approche de l’époque contemporaine et pas seulement dans les postes classiques d’attachée de presse ou de communication. C’est un mouvement général dans lequel on peut inclure Danielle Vincken chez Complexe, Anne Leloup chez Esperluète, ou Florence Mixhel portée tout récemment à la rédaction en chef de Spirou… Ce mouvement correspond à un processus de féminisation des professions culturelles, qui dépasse donc le seul monde du livre et de l’édition. T.H. Les femmes jouent depuis des décennies un rôle prépondérant dans les métiers du livre, mais les postes à responsabilité sont presque toujours occupés par des hommes. Ce que l’on voit timidement se modifier à la fin du XXe siècle, et que la trajectoire de Lysiane D’Haeyere, puis de Luce Wilquin, incarnent parfaitement, c’est la reconnaissance publique de la figure de l’éditrice. On observe donc une plus grande parité depuis une trentaine d’années, mais la féminisation de la profession est loin d’être acquise. Avez-vous, à titre personnel, fait des découvertes en cours de travail ? T.H. Je pense par exemple à l’édition littéraire de l’entre-deux-guerres, que les archives de La Renaissance du Livre ont aidée à sortir de l’ombre. On associe généralement cette période aux origines de l’édition industrielle en bande dessinée, avec Hergé chez Casterman ou les débuts du Journal de Spirou chez Dupuis. Or l’ancêtre de La Renaissance du Livre que l’on connaît aujourd’hui y occupe une place centrale en littérature. Pour compenser l’absence de rentabilité de son catalogue littéraire, la maison multiplie les ouvrages scolaires dans le domaine de l’enseignement technique et les beaux livres vendus par courtage. Elle y excelle à la Libération avec la réédition, en plusieurs volumes, de l’Histoire de la Belgique d’Henri Pirenne, tandis que le secteur entre dans une phase de grande prospérité, dont profiteront à leur manière Marabout et Artis-Historia. P.D. La surprise que je retiens quant à moi, pour insister une fois encore sur l’importance de l’histoire dans la longue durée, c’est d’avoir vu se reproduire du XVe siècle à nos jours un même discours des professionnels du livre au sujet de leur propre statut culturel, du manque d’intérêt que le public et les pouvoirs publics portent à leur activité. Notre livre fait l’histoire des pratiques d’édition, mais aussi des représentations du livre et du travail éditorial. Thierry Martens, pionnier du livre imprimé en Belgique dès 1473, se plaint amèrement au début du XVIe siècle de ce que les lecteurs prêtent plus de poids et de prestige aux ouvrages édités hors de Belgique alors que ceux qui sortent de ses presses, dit-il, valent bien ceux qui viennent de Bâle ou de Paris. Ce discours, on l’entendra à travers l’histoire jusqu’à nos jours, de même qu’un discours souvent très sévère des auteurs au sujet des éditeurs locaux. C’est l’expression d’un classique complexe d’insécurité propre aux aires périphériques. C’est aussi le reflet d’une très curieuse tendance des acteurs culturels belges à noircir le tableau au sein duquel ils figurent. Si notre livre permet de mettre mieux en lumière ce tableau, sans ignorer ses zones d’ombre ou ses lacunes, et de faire valoir ce que nos éditeurs de poésie ou nos éditeurs industriels ont de singulier et de créatif, nous n’aurons pas travaillé en vain.

  • Caroline Lamarche, Prix quinquennal de la Fédération Wallonie-Bruxelles
    par Pierre Maury le 1 décembre 2020 à 12 h 17 min

    La fédération Wallonie-Bruxelles attribue un certain nombre de prix littéraires – et l’a fait ce mardi en visioconférence, comme c’est devenu la règle en ces temps de pandémie. Le plus significatif d’entre eux est le Prix quinquennal, décerné tous les cinq ans comme son nom l’indique, et qui couronne un auteur ou une autrice pour l’ensemble de son œuvre. Caroline Lamarche succède, au palmarès, à Jean-Marie Piemme. Et voici quelques points de repère.   Le jour du chien (1996) – Prix Rossel Le jour du chien est un roman en six parties qui sont comme autant de nouvelles consacrées à un personnage. Mais elles sont reliées entre elles par l’événement qui provoque, chez chacun, l’envie de raconter une histoire : le fait d’être tombé, sur l’autoroute, devant cette image furtive mais forte d’un chien abandonné en quête de quelque havre où il serait en sécurité. Ce ne serait évidemment pas l’autoroute elle-même où tous les dangers sont très présents, ce dont se rendent bien compte les six personnages qui s’arrêtent, sans doute perturbés dans un premier temps par les risques réels d’accident grave provoqués par l’animal errant. Un seul instant suffit pour leur donner en commun une inquiétude qui, très vite, se transforme en authentique questionnement sur l’existence. Ils vont au fond de problèmes dont ils ne soupçonnaient même pas l’importance auparavant et connaissent, le temps d’écrire quelques pages, d’imprévisibles mouvements de l’âme à travers lesquels ils se révèlent. De brefs regards les relient les uns aux autres. Certes, ils ont comme même point de fuite ce chien fuyant, mais ils savent, ou ils sentent, que d’autres personnes découvrent en même temps qu’eux des sensations aussi bouleversantes. Et tout cela finit par constituer un kaléidoscope d’émotions à travers lequel le lecteur partage des destinées fragiles, en devenir d’on ne sait trop quoi : un camionneur, un prêtre, une femme, un cycliste homosexuel (sur l’autoroute !), une mère et sa fille, nous offrent autant de regards sur l’abandon et la reconnaissance… Quand, tout à la fin du roman, le sixième personnage s’identifie au chien, on se dit qu’une implacable logique émotionnelle a traversé des pages dont chacune décrit au plus près comment une anecdote apparemment anodine peut bouleverser en profondeur des êtres humains. Et ceux-ci, brièvement croisés au cours d’une lecture, accompagneront longtemps ceux qui auront pris la peine de partager avec eux cette qualité de cœur qui ne ressemble à aucune autre, qui n’est pas donnée à tous, et qui rend les blessures sensibles, essentielles. Il n’est pas de vies – de vraies vies – sans fractures. Caroline Lamarche, qui a donné de manière très surprenante ses trois premiers livres de prose en moins de douze mois, et qui se voit donc couronnée pour sa première participation au prix Rossel, est de toute évidence un écrivain de race, dont on devine que toute l’énergie est désormais déployée vers l’invention d’autres mondes, d’autres histoires. Un roman érotique, un recueil de nouvelles et ce qu’elle appelle un « roman par nouvelles » proposent déjà des facettes complémentaires d’un univers fictionnel dont la richesse est évidente.   La biographie de la lauréate Caroline Lamarche est née le 3 mars 1955 à Liège où elle a fait ses études de philologie romane, terminées en 1975. Elle a d’abord enseigné au Lycée Saint-Jacques à Liège puis, après son mariage en 1979, elle a passé un an au Nigeria où elle donnait, en anglais élémentaire, des cours de français dans la brousse. De retour en Belgique, elle a travaillé comme secrétaire jusqu’à la naissance de sa seconde fille, en 1983 – la première était née en 1981. Ensuite, elle s’est essentiellement occupée de sa famille, tout en animant des ateliers sur le rêve et en travaillant comme rédactrice indépendante, comme dactylo. Pendant dix ans, elle a aussi effectué beaucoup de bénévolat associatif, dans l’Association de lutte contre la mucoviscidose. Elle s’est mise à écrire assez tard : en 1988, quand des poèmes lui sont venus pendant ses insomnies. Un recueil inédit, L’arbre rouge, a obtenu en 1990, le prix Goffin en Belgique et le prix Brocéliande en France, avant d’être publié chez Caractères l’année suivante. Ensuite, elle est passée à la nouvelle. En 1994, elle a reçu, ex-aequo, le prix de la Fureur de lire et a été lauréate du prix de Radio France internationale. Elle a alors obtenu une bourse d’aide à l’écriture du ministère de la Culture pour terminer un recueil, J’ai cent ans, paru cette année à l’Âge d’Homme. Le passage au roman s’est fait par le biais de la littérature érotique et de La nuit l’après-midi, publié en 1995 chez Spengler. Enfin, Le jour du chien, qui lui vaut le prix Victor Rossel 1996, est paru lors de la dernière rentrée littéraire chez Minuit.   Entretien Pendant que le jury se réunissait dans les locaux du Soir, Caroline Lamarche cirait ses meubles. Une activité à laquelle elle ne se livre pas très fréquemment, mais elle avait besoin de s’occuper en attendant le coup de téléphone libérateur. Elle cherchait surtout à ne pas y penser, à faire comme si de rien n’était, mais son activité presque fébrile devait quand même lui faire mesurer une réelle anxiété. Quand elle est arrivée rue Royale, applaudie par le jury qui venait de la choisir, l’anxiété était bien oubliée : elle était rayonnante, autant qu’émue. Vous venez de connaître une aventure étonnante, avant même ce prix Rossel. Vous avez en effet publié, après un premier et unique recueil de poèmes, trois livres de prose en moins de douze mois. Comment avez-vous vécu cette coïncidence ? Stratégiquement, je crains que ce soit désastreux… Pensez-vous beaucoup à la stratégie ? Non, mais quelqu’un de la Promotion des Lettres belges m’a dit que ce n’était pas très bon. En fait, c’est un concours de circonstances et je ne le regrette pas. Je crois que cela a créé un effet de surprise. Je n’ai pas beaucoup écrit cette année, parce que j’ai dû m’occuper de la promotion de mes livres, mais ce fut quand même une année heureuse. Ce sont trois livres très différents, qui paraissent chez des éditeurs différents. Avantage ou inconvénient ? J’ai beaucoup appris : ce sont des contacts différents, des réalités éditoriales différentes. À vrai dire, le monde de l’édition restait très abstrait pour moi, mais je ne l’imaginais pas aussi fraternel. C’était une bonne surprise. Chaque livre a été reçu différemment aussi. L’épreuve, c’était La nuit l’après-midi, un livre assez spécifique qui a surpris beaucoup de membres de ma famille et des amis. C’était un peu l’épreuve du feu. Après, dans la foulée, j’ai pu défendre les deux autres livres avec plus d’aisance parce que j’étais passée sous les fourches caudines de la publication d’un livre dit érotique, alors qu’il s’agit surtout d’un roman. « Le jour du chien » se présente en six parties, avec six personnages principaux, et ressemble donc beaucoup à un recueil de nouvelles. Quand on vous dit cela, comment le recevez-vous ? C’est ce qu’on appelle un roman par nouvelles. C’est une structure littéraire assez à la mode pour l’instant et qui, cependant, n’est pas neuve. On trouve la même chose au cinéma. Ce qui m’intéressait dans la rédaction de ce livre, c’était d’abord l’émotion de départ, qui était très forte. J’ai vu ce chien sur l’autoroute. Tout part donc d’un moment vécu ? Oui. J’étais au volant de ma voiture, j’ai vu ce chien sur l’autoroute et son attitude m’a bouleversée. J’ai essayé de le récupérer, et je n’ai pas pu. C’est un constat d’impuissance. Je me suis dit : qu’est-ce qui se passe, qu’est-ce qui fait que je sois si bouleversée ? D’autres personnes s’étaient-elles arrêtées en même temps ? Oui, il y a eu trois ou quatre personnes, dont je me souviens très fugitivement et qui ne m’ont en aucun cas inspirée pour mes personnages. Vos propres réactions vous ont-elle, alors, inspirée pour un personnage en particulier ? Je ne peux pas vraiment répondre, parce que je suis dans tous les personnages. La deuxième partie du travail était une recherche consciente sur la fiction. Dans mes nouvelles, j’utilisais en général des voix de femmes. Ici, j’ai vraiment travaillé sur des personnages qui, au départ, étaient loin de moi. Il y a une mère et sa fille, je suis moi-même mère et fille, mais ces personnages ont une autonomie : il ne s’agit ni de ma mère, ni de ma fille, ni de moi-même. Il y avait ce défi-là, mais au départ d’une émotion qui a porté tout le livre. Les six personnages vous sont-ils venus facilement ? Ils se sont imposés au départ de faits divers, des petites choses lues dans les journaux. Mais je me suis inquiétée pour chaque personnage, y compris pour ceux de la mère et de la fille. On écrit toujours à partir d’expériences personnelles et les relations avec les parents proches sont très importantes pour moi. Je craignais donc que, dans mon entourage, on prenne certains textes au premier degré. Cela n’a pas été du tout le cas. Je me suis donc dit que le travail sur la fiction était réussi, qu’il avait mis une distance entre mes proches et mes personnages. En fait, si le chien est au centre du livre, il est surtout le révélateur de chacun des six personnages… Oui. Le camionneur dit à un certain moment : « Il y a une manière de regarder qui fait que je me vois ». Moi, Caroline Lamarche, quand j’ai vu ce chien, mon regard a fait que je me suis vue dans ce chien. Ce qui fait que le dernier personnage s’identifie au chien ? Elle s’identifie au chien au point d’imaginer mourir sur cette autoroute. Comme c’est une jeune fille très complexée et peu reconnue par son entourage, elle imagine qu’elle pourrait créer un accident mortel et qu’enfin on s’intéresserait à elle. Je suis dans chaque personnage, et ce sont des choses que j’ai rêvées à certains moments : créer un grand accident pour que tout le monde s’occupe de moi. L’écriture de ce livre vous a-t-elle changée ? Je crois, oui. On m’a toujours confié beaucoup de choses et j’imaginais toujours que je pouvais aider. En voyant ce chien, j’ai eu un terrible sentiment d’impuissance et j’en ai pris conscience en écrivant le livre. Quand la mère dit : « Il n’y a rien à faire », c’est une chose que je pensais. Mystérieusement, dans cet aveu d’impuissance, il y a une porte qui s’ouvre, une lumière, je ne sais quoi. C’est comme si, en faisant l’aveu d’une impuissance, j’étais passée en un autre lieu, où je suis puissante, où j’ai un pouvoir. C’est lié aux mots, à l’écriture. Aussi au fait que c’est avec ce livre qu’on me connaît, qu’on me reconnaît. C’est important, pour vous, d’être connue, reconnue ? C’est terriblement important. L’écriture est un travail très solitaire, c’est beaucoup de travail, c’est ma chair et mon sang. Mais j’ai toujours été reconnue, ne serait-ce que par une seule personne. Sinon je pense que j’aurais désespéré. Il y a toujours eu, dans mon entourage, une ou deux personnes, pas nécessairement des écrivains – en général pas –, qui m’ont dit : vas-y, continue. Et puis j’ai eu des encouragements… J’ai toujours recherché les encouragements par manque de confiance en moi. Donc ces histoires de prix, de bourses, etc., sont très importantes pour moi. Maintenant, ça va le devenir moins, parce que je ne pouvais pas espérer mieux que le prix Rossel. Après un an, c’est formidable. C’est le bonheur.   Carnets d’une soumise de province (2005 pour la réédition en poche) Fétichistes et autres spécialistes de la soumission, surtout ne pas s’abstenir ! Caroline Lamarche nous met dans la peau de la Renarde, comme l’appelle son maître. Comme toutes les sortes de l’amour sont dans la nature humaine, cette relation-ci ne devrait pas prêter à sourire. Certes, l’accumulation des figures obligées paraît parfois excessive. Le lecteur qui ne partage pas ces fantasmes hésite entre la curiosité et le rejet. Qu’il aille quand même jusqu’au bout : après tout, qui sait, il peut découvrir quelque chose. Au pire, il se sera ennuyé quelque temps. Et l’exercice de l’écrivain est assez impressionnant. On s’y croirait. S’abaisser devant l’homme qu’on aime pour se sentir aimée à son tour, le programme est curieux. Mais il est tenu jusqu’au bout.   Mira (2013) Caroline Lamarche ouvre son nouveau roman en douceur. Mira dégage, dans les premières lignes, une impression de calme d’autant plus saisissante que « la ville est proche de la zone des combats ». Les combats auront la délicatesse de rester à l’écart. Pas leurs conséquences : Mira y perd son frère dont elle cherchera longtemps à retrouver les restes – quelques os, comme la trace d’une vie depuis longtemps évanouie. La ville n’est pas pour autant un havre de paix puisque, chez la barbière qui donne son titre à la première partie, les hommes viennent moins se faire raser qu’offrir un œil, qu’elle extrait promptement, à Ob, mystérieuse entité résidant dans le télescope géant érigé sur une colline. Mira récolte les yeux chez la barbière et les porte à l’observatoire où se déroule un rituel singulier, dont nous vous laissons le plaisir de la découverte. Ce n’est pas le seul rituel d’une ville où l’on vit décidément trop tranquille pour que cela ne masque pas des pratiques étranges auxquelles Mira participe activement. Jusqu’au moment où, un cycle se terminant, elle part pour l’île où la fixent bientôt deux hommes auxquels elle s’attache de manière différente : le boulanger féru d’expérimentations prolongées par Mira dans d’audacieuses innovations, et le marchand de cycles qui a loué un vélo à la jeune femme et prend d’elle des photos que le boulanger ne supportera pas. Mira traverse ainsi des épisodes qui pourraient être douloureux et qui semblent ne laisser que des traces ténues dans son esprit. Elle est, d’une certaine manière, intouchable, trop pure pour être abîmée par les jeux auxquels elle se prête, plus forte que les cruautés diverses qu’elle croise. Peut-être parce que l’absence de son frère lui suffit pour sa part de douleur et que rien n’est assez violent pour y ajouter. La troisième et dernière partie boucle le roman qui prend alors tout son sens, dans sa géographie et dans le dévoilement d’indices jusqu’alors discrètement placés au fil des pages. Caroline Lamarche pratique une écriture toute en retenue – parfois pour dire, sur un ton d’une parfaite modération, des horreurs. Cette écriture, mieux probablement que le feraient de grands flamboiements, s’insinue en nous comme un poison dont très vite il n’est plus question de se passer. Quitte à prendre, au passage, quelques grandes claques salutaires.   La mémoire de l’air (2014) La violence n’est pas consubstantielle à l’amour, mais il arrive qu’elle s’y installe et enfonce son coin jusqu’à ce que ça craque. Et qu’il reste, dans les rêves récurrents de la femme qui parle à la première personne, l’image d’un cadavre au fond d’un ravin, ni tout à fait elle, ni tout à fait une autre. Une pelote piquée d’aiguilles qu’il faut ôter une à une jusqu’à comprendre pourquoi on a préféré oublier telle ou telle chose, en sachant que c’est inutile : « La mémoire de l’air conserve tous nos gestes, tous nos mots et même les gestes et les mots auxquels nous finissons par renoncer. » La mémoire de l’air, de Caroline Lamarche, est un monologue qui revendique sa forme dès l’exergue d’Unica Zürn : « Seul le monologue peut traduire la vérité – qui oserait découvrir son secret à l’autre ? » C’est aussi un inventaire des moments les plus pénibles par lesquels est passée l’existence. Une série d’épreuves à surmonter dans l’improvisation constante, en essayant de faire au mieux sans certitude de ne pas choisir le pire. Certains « épisodes adorables » seront passés sous silence ici, ce n’est pas le propos du récit. Dans la relation avec « l’homme d’avant », qui devient vite et plus simplement Davant, il y a pourtant eu de ces moments plaisants que les couples aiment à se remémorer. Mais il est surtout, et presque exclusivement, question d’écarts qui se creusent, de jeux où la narratrice est l’éternelle perdante, d’une chambre où deux petits miroirs inquiètent là où ils sont placés. L’irritation se transforme en violence, rien de vraiment tragique mais c’est un début qui ne présage rien de bon pour la suite, d’autant que les images de mort sont de plus en plus présentes. Elle lui envoie un livre à la figure, il lui donne un coup de poing – et elle fait constater l’ecchymose par un médecin. On ne s’attarde sur cette violence-là que pour éviter d’en venir à une bien plus grande, retenue plus longtemps et dont les mots de Davant provoquent le retour, avec le besoin d’expliquer les détails qui ont été mal perçus au commissariat, au moment du dépôt de la plainte. Tout est dans la nuance : elle a été violée, voilà, c’est dit, mais elle est vivante et cela aurait pu être pire. « Ai-je envie de raconter cela ? Je l’ignore. Mais puisqu’un homme m’a dit un jour que ma violence provenait sans doute du fait que je n’avais pas réglé cette vieille histoire de viol, je vais donc la raconter. » Tout ce qui précédait n’était là que pour trouver la force de décrire ces instants et ce qui s’est enchaîné ensuite. Pour comprendre, enfin, à la dernière ligne : un rapport de force entre un être sans défense sur qui quelqu’un d’autre a tous les pouvoirs. Une violence dont Caroline Lamarche donne une version universelle.   Dans la maison un grand cerf (2017) Le père de la narratrice fête son anniversaire au lendemain de la Saint-Hubert. Une librairie baptisée ainsi, dans la galerie bruxelloise du même nom, permettra à celle qui raconte de sortir du marasme où elle se trouve après la rupture qui a mis fin à neuf ans d’une relation complexe avec M. Deux mots ont cristallisé la fin de l’histoire : « toujours » et « jamais ». Elle a dit, dans une phrase qui dépassait sa pensée : « Je vais partir pour toujours ! » Il a répondu, en pleine conscience : « Si tu pars pour toujours, ne reviens plus jamais. » L’équilibre est fragile, comme à la chasse, dont Saint-Hubert est le patron et que pratiquent les cousins, entre l’animal et celui qui veut l’abattre. Nécessité ancienne devenue un rituel d’hommes, la battue rassemble autant qu’elle sépare : celles et ceux qui restent à l’extérieur sont rejetés hors du cercle. Nous allions écrire : pour toujours, ou : à jamais… Les événements à consonance négative additionnent leurs effets. La mort du père est une sorte de chasse qui se termine, de la même manière que le conflit permanent entre la narratrice, qui est écrivaine, et M, s’achève avec un goût d’inaccompli. Au fond, il aurait peut-être suffi que chacun y mette du sien pour conduire l’histoire plus loin. Sinon que la vie permet de rebondir, grâce à la librairie déjà évoquée, et davantage encore grâce à son libraire. Bertrand, « libraire par défaut et galeriste par passion », aime les livres et les écrivains, mais encore davantage les artistes et leurs œuvres. Ce qui ne fait pas vraiment vivre son homme, malgré le cœur qu’il met à l’ouvrage sur des jambes en mauvais état près de céder sous le poids des cartons. Caroline Lamarche parle-t-elle d’elle-même dans ce qui serait une autofiction ? Peut-être bien. Ou non. A vrai dire, on s’en moque un peu. Dans la maison un grand cerf, roman traversé par la présence récurrente de cet animal envisagé sous plusieurs angles – une plasticienne, Berlinde, en fait l’usage le plus singulier –, est un concentré d’émotions contradictoires. Une succession de chocs où le père joue le rôle du grand cerf, à moins que ce soit le contraire. Tout se mêle sans se confondre, sur le chemin étroit qui conduit du réel à la littérature, avec une rare justesse de ton.   Nous sommes à la lisière (2019) Les titres des neuf nouvelles de Caroline Lamarche dans Nous sommes à la lisière nomment leurs personnages, le plus souvent des animaux : Frou-Frou, Mensonge, Ulysse, Elie, Horatio, Tish, Merlin, Rudi. Une cane, un cheval, un hérisson, un papillon, un rat, un chat, un merle (peut-être), un écureuil. (Si vous avez compté, vous aurez constaté qu’il en manque une, on y viendra.) Encore ces noms leurs sont-ils venus par des détours parfois complexes. Ulysse, par exemple, est d’abord l’Ulysse de Joyce, un roman que la presque compagne de Zoran n’a jamais réussi à lire alors que ce livre est, ce soir-là, avec le professeur Meyer, au centre de la conversation. Quant à elle, elle préfère éviter le sujet « car il me paraît épineux. Epineux, oui, hérissé de piquants, un peu comme un hérisson qu’on ne sait par quel côté saisir – cela arrive pour les livres aussi. » Un hérisson, précisément, elle en a croisé un sur la route la veille, en venant chez Zoran (le couple n’en est pas tout à fait un, leur vaisselle est aussi dépareillée que le sont l’homme et la femme). L’animal gambadait sur le macadam, au mépris du danger, et elle a freiné pour ne pas l’écraser. Elle est sortie de la voiture, a ramassé le hérisson et a cherché un endroit où elle pourrait le déposer à l’abri des véhicules. Depuis, elle se demande si elle a bien fait ou si, au contraire, le lieu qu’elle a choisi n’allait pas pousser le hérisson à reprendre la direction de la route. « Bref, je pensais à cet animal comme à moi-même : quelqu’un qui se hâte avec ardeur vers un but (mais lequel ?) et que la vie, sans cesse, contrarie ou place dans des situations potentiellement périlleuses. » Qu’est-il advenu de lui ? Ulysse, le roman, elle sait : l’exemplaire qu’elle avait acheté en se disant qu’il était temps de découvrir ce chef-d’œuvre universellement salué comme tel a fini, projeté par sa lectrice exaspérée de n’y rien comprendre, dans la Méditerranée. Remplacé désormais, dans l’esprit de la narratrice, par le hérisson auquel elle continue à penser avec inquiétude : « Je décide de l’appeler Ulysse. Mon Ulysse. Qui n’a pas sombré, lui, dans une mer corrosive, mais que j’aime à imaginer, en ce doux soir d’été où je voudrais être loin d’ici, blotti sous le ventre bienveillant d’une vache. » La lisière entre le monde animal et les sentiments humains est aussi le lieu imaginaire dans lequel se développent les autres nouvelles. Elles installent la confusion dans la manière dont le monde se révèle, parfois se trouble comme une eau obscurcie par la vase. C’est vrai aussi pour le texte dont le titre renvoie à des prénoms de personnes. Lin, Clet, Clément, Sixte, Corneille et Cyprien sont des saints désormais oubliés dans la liturgie, devenus aussi indifférenciés que les fourmis dérangées par des enfants en promenade. Et encore : peut-être seul le grouillement des insectes est-il la cause de notre possible aveuglement devant une humanisation qui serait présente malgré tout.   Prix Goncourt de la nouvelle La vie des bêtes (pas si bêtes), pour Caroline Lamarche, c’est à peu près comme pour les hommes et les femmes. Ceux-ci ont peut-être tendance à développer des relations amoureuses plus complexes, comme dans La nuit l’après-midi, son premier roman paru brièvement en 1995 dans une aventure éditoriale complexe avant de se fixer chez Minuit en 1998. A ce moment-là, Caroline Lamarche avait déjà obtenu le Prix Rossel 1996 pour Le jour du chien (Minuit). Des chiens, il y en aura d’autres ensuite (La chienne de Naha, Gallimard, 2012). Des cerfs envahissent la maison (Dans la maison un grand cerf, Gallimard, 2017). Et toute une ménagerie entre dans Nous sommes à la lisière, qui vient de recevoir le Goncourt de la nouvelle. Jamais Caroline Lamarche n’avait poussé si loin que dans ces neuf nouvelles le rapprochement entre la faune et l’humanité. Les titres de chaque texte nomment des animaux – leurs noms de baptême leur viennent de femmes et d’hommes, c’est sous le regard de ceux-ci qu’ils gagnent le droit à l’individualité, mais rien n’est simple et en réalité peut-être est-ce l’humain qui, reconnaissant quelque chose de lui dans une cane, un cheval, des fourmis, un hérisson, un papillon, un rat, un chat, un merle ou un écureuil, se hisse au niveau d’un être pur, désencombré des obligations sociales qui le réduisaient à un schéma préétabli… Chaque nouvelle est un bijou aux reflets presque insaisissables. Caroline Lamarche sait à chaque fois, sur quel chemin elle veut nous entraîner – et chacun de ces chemins est aussi différent du précédent que du suivant – mais elle ne trace pas la route immédiatement. Détours et contournements sont la règle, à nous de suivre pour trouver le sens du texte et découvrir le lien qui situe, à la lisière, notre position exacte par rapport à une espèce du monde animal. Lien rationnel ou sentimental, il touche juste, éclaire ce que nous sommes, la comparaison est plus implicite que décrite dans le détail et fournit des clés que nous n’avions pas demandées mais que nous sommes heureux de trouver.

  • Le Renaudot de Marie-Hélène Lafon
    par Pierre Maury le 1 décembre 2020 à 2 h 08 min

    Quelques minutes après le Goncourt, tradition oblige, c’était donc au tour du Renaudot. Pour le roman, d’abord.Les secrets perdus de Gabrielle, qui a eu plusieurs existences, hantent le nouveau roman de Marie-Hélène Lafon, Histoire du fils. Ils sont les manques à partir desquels se bâtissent des fictions approximatives, seul support à une imagination qui tenterait de trouver une logique là où, peut-être, il n’y en a guère. André, le fils de Gabrielle, vit ainsi, avec l’absence de père officiel, et néanmoins la volonté, par brusque sursauts, de boucher les trous, d’aller par exemple se poser devant l’immeuble parisien où Maître Lachalme a ses bureaux, à deux pas de la prison de la Santé où se trouvent certains de ses clients.Mais André a attendu douze ans après son mariage avec Juliette pour faire le voyage, dire : « cette année je le cherche je le trouve je veux le voir on monte trois jours à Paris à Pâques tu viens avec moi je n’y vais pas sans toi. » Sans une virgule et, on l’imagine, sans reprendre son souffle – le souffle très présent dans chaque phrase du roman et au rythme duquel percent les sentiments des uns et des autres, dans leur riche diversité. Douze ans, c’était peut-être trop, il ne restera du voyage qu’une photo d’André devant l’immeuble…Et, avec des intervalles très longs, ainsi que le disent les dates, 1962, 1984, 1998, c’est « une vie entière à flairer les traces du père, de loin ou de près, à Paris ou dans le Lot », ainsi que le résume à sa manière Antoine, le fils de Juliette et d’André.Car plusieurs générations trouvent place dans un récit pourtant assez bref. Il suffit de lire le premier chapitre, daté du jeudi 25 avril 1908 (il y aura ensuite des avancées dans le temps et des retours en arrière), pour être emporté par les rapides d’histoires multiples. Armand et Paul ont bientôt cinq ans, le premier se lève, silencieux, attentif aux odeurs qui ont pour lui des couleurs précises, « son » Antoinette est dans la cuisine, il se jette sur elle après l’avoir observée un moment, le drame survient – « un cri déchiré qui réveille Paul. »Comme ce qui suivra, c’est remarquable d’attention aux détails, de justesse dans la manière dont le petit garçon utilise ses sens, d’équilibre, précaire mais tenu, dans la phrase – on en revient au souffle, omniprésent. Les lieux ont aussi leur importance, comme dans toute l’œuvre de Marie-Hélène Lafon qui, à son Cantal d’origine, ajoute le Lot, paysages où l’on vit et où l’on meurt, et où s’installent, dans les intervalles, les silences et les secrets des pères absents.Et ensuite le Renaudot essai… « Une vie parfaite, parfaitement close, enclose en elle-même. » Emily Dickinson la recluse, plus sorcière que magicienne, chez qui le pouvoir des mots transpose le monde extérieur. Dans un texte éclaté et éclatant, la voici telle qu’on l’imagine à la suite de Dominique Fortier. Celle-ci vibre à l’unisson des textes publiés, et aborde par la sensibilité les pans moins connus de celle qui écrivait des tombeaux « à la mémoire de l’invisible. »

  • Le Goncourt d'Hervé Le Tellier
    par Pierre Maury le 1 décembre 2020 à 1 h 54 min

    La rumeur n’avait pas tort, qui traçait une voie royale à Hervé Le Tellier vers le Goncourt avec L’anomalie, son dernier roman. Ou vers tout autre prix littéraire qui lui aurait plu, car il était présent dans la plupart des premières sélections. Le point de départ de l’ouvrage est piquant, le traitement ne l’est pas moins, il y a lieu de se réjouir de la possibilité d’une excellente lecture, pour les lauriers c’est fait. Victor Miesel, l’écrivain qui est un des personnages – et qui écrit L’anomalie – a vu un précédent livre, Des échecs qui ont raté, retenu « dans les premières listes du Médicis, du Goncourt et du Renaudot, pour disparaître quinze jours plus tard des deuxièmes sélections ». C’est lui qui a consolé son éditrice, Clémence Balmer… Comme tous les passagers et les membres d’équipage du vol AF006 Paris-New York, Victor Miesel a traversé la lessiveuse d’un gigantesque front nuageux, le 10 mars 2021. Le commandant Markle a mené son Boeing 787 à bon (aéro)port. Tout le monde a été secoué, les vitres blindées sont étoilées des impacts de grêlons mais, au final, tout le monde s’en tire bien. Sinon que, trois mois plus tard, la même scène se reproduit presque à l’identique : même vol, même équipage, mêmes passagers, traversée de l’orage et, au moment de la reprise de contact avec le sol, l’avion est dérouté vers un autre aéroport. A peine au sol, l’appareil et ses occupants sont pris en charge par l’armée. Enquêtes, interrogatoires… Les personnes qui avaient atterri en mars ont, depuis, continué à vivre leur vie (à un suicide près), celles qui arrivent aux Etats-Unis en juin, les mêmes, ont un trou de trois mois dans leur existence. C’est bien une anomalie, une situation imprévue. Elle mérite de battre le rappel des chercheurs qui ont élaboré, après le 11 septembre 2001, les scénarios envisageant les moindres dysfonctionnements possibles du trafic aérien. Résultat : tout est maintenant sous contrôle et les meilleures décisions à prendre sont détaillées, pour chaque cas, dans un copieux mémorandum. Qui pourtant ne satisfait pas encore le Pentagone : « Et si nous sommes confrontés à un cas n’obéissant à aucune situation étudiée ? » Va pour un protocole 42 que Tina et Adrian ajoutent à leurs travaux, avec une seule recommandation : faire appel aux scientifiques qui ont planché sur le sujet, bien qu’ils avaient envisagé leur réponse à l’improbable comme une blague de potaches. Tout le roman a aussi l’air d’une blague, mais d’une blague dont l’auteur, comme le pouvoir devant le dédoublement du vol 006, prend les conséquences très au sérieux. Quelques aventures individuelles sont détaillées, elles ne manquent pas de sel. A commencer par ce que devient Blake, le tueur professionnel d’un premier chapitre qui nous avait lancé sur la fausse piste d’un polar… Sur une idée de roman fantastique, Hervé Le Tellier a construit un roman qui se coule dans le réalisme de situations inédites, avec des pointes d’humour et une gravité engendrée par une remise en question de la condition humaine.

  • Goncourt, les paris sont ouverts
    par Pierre Maury le 28 novembre 2020 à 2 h 45 min

    Non, il n’y a rien à gagner dans ces paris – pour vous, pour moi au moins, car il en va tout autrement pour le lauréat ou la lauréate ainsi que pour son éditeur. Lundi, à 12 h 30, on saura lequel, des quatre ouvrages restés dans le dernier carré, auront choisi les jurés. Je vous rappelle les livres retenus ? Oui, c’est peut-être utile pour les distraits ou les distraites. Djaïli Amadou Amal. Les impatientes (Emmanuelle Collas)Hervé Le Tellier. L’anomalie (Gallimard)Maël Renouard. L’historiographe du Royaume (Grasset)Camille de Toledo. Thésée, sa vie nouvelle (Verdier) Comme chaque année, Livres Hebdo a demandé leur avis à quinze critiques littéraires : qui aura le Goncourt ? qui le mérite ? Le récapitulatif de tout ça a été publié hier, c’est ici. Sur le fond, je ne me démarque pas des autres, voici d’ailleurs mes réponses aux deux questions. Dix autres critiques pensent aussi qu’Hervé Le Tellier aura le Goncourt. Mais ils ne sont que trois à me rejoindre sur le fait qu’il le mérite, ce qui donne une égalité de voix entre L’anomalie et Histoires de la nuit, de Laurent Mauvignier – dont je ne comprends pas non plus comment il n’a pas été retenu par le jury du Goncourt. Mais, bon, je ne voyais pas bien pourquoi laisser croire aux chances d’un roman ignoré par ces lecteurs-là. Quand la chance est passée… Vingt minutes après le Goncourt, car l’événement est virtuel et minuté cette année (encore faudra-t-il voir si les connections se passent avec la souplesse souhaitée, il semble que cela n’a pas été le cas pour d’autres remises de prix dans les jours précédents), vingt minutes plus tard, donc, si tout va bien, le Renaudot donnera son palmarès. J’y serai, en principe, par écran interposé, je vous raconterai probablement cela dans Le Soir ou ici.

  • Le calendrier des prix littéraires en reconstruction
    par Pierre Maury le 20 novembre 2020 à 5 h 00 min

    Certains jurys ont fait comme si de rien n’était, ou presque – Femina, Médicis, Inrocks. La plupart, en revanche, ont pris acte de la fermeture des librairies en France et ont retardé les proclamations de leurs résultats, même quand les délibérations, comme cela semble être le cas ici ou là, ont déjà eu lieu. La semaine prochaine, les librairies françaises seront toujours fermées (je sais, il y a le « click & collect », comme on dit dans l’Hexagone, et les envois par la Poste), mais les jurés et jurées s’impatientent. Des dates sont donc maintenant fixées et les réjouissances, dans une version étriquée de circonstance, s’annoncent. Il manque encore quelques détails, d’autres prix importants s’ajouteront à ceux-ci mais voici, à ma connaissance, où nous en sommes. Calendrier et dernières sélections…   Lundi 23 novembre – Prix Wepler-Fondation La Poste Lise Charles. La demoiselle à cœur ouvert (P.O.L)Béatrice Commengé. Alger, rue des Bananiers (Verdier)Mireille Gagné. Le lièvre d’Amérique (La Peuplade)Christian Garcin. Le Bon, La Brute et le Renard (Actes Sud)Marius Jauffret. Le fumoir (Anne Carrière)Julia Kerninon. Liv Maria (L’Iconoclaste)Grégory Le Floch. De parcourir le monde et d’y rôder (Bourgois)Hervé Le Tellier. L’anomalie (Gallimard)Fiston Mwanza Mujila. La Danse du Vilain (Métailié)Muriel Pic. Affranchissements (Seuil)Jean Rolin. Le pont de Bezons (P.O.L)Florence Seyvos. Une bête aux aguets (L’Olivier)   Jeudi 26 novembre – Grand Prix du roman de l’Académie française Miguel Bonnefoy. Héritage (Rivages)Étienne de Montety. La grande épreuve (Stock)Maël Renouard. L’historiographe du Royaume (Grasset)   Lundi 30 novembre – Prix Goncourt Djaïli Amadou Amal. Les impatientes (Emmanuelle Collas)Hervé Le Tellier. L’anomalie (Gallimard)Maël Renouard. L’historiographe du Royaume (Grasset)Camille de Toledo. Thésée, sa vie nouvelle (Verdier)   Lundi 30 novembre – Prix Renaudot Romans Jean-Paul Enthoven. Ce qui plaisait à Blanche (Grasset)Irène Frain. Un crime sans importance (Seuil)Marie-Hélène Lafon. Histoire du fils (Buchet-Chastel)Hervé Le Tellier. L’anomalie (Gallimard)Étienne de Montety. La grande épreuve (Stock)Anthony Palou. La faucille d’or (Le Rocher) Essais Dominique Fortier. Les villes de papier (Grasset)David Le Bailly. L’autre Rimbaud (L’IconoclasteàFrédéric Pajak. Avec Pessoa (Noir sur blanc)   Mardi 1er décembre – Prix Décembre Jean Rolin. Le pont de Bezons (P.O.L)Grégory Le Floch. De parcourir le monde et d’y rôder (Bourgois)Valère Novarina. Le jeu des ombres (P.O.L) Pendant ce temps, les prix littéraires anglo-saxons conservent leur cap. À Londres, le Booker Prize a été attribué hier à l’Écossais Douglas Stuart, plus célèbre jusqu’ici comme styliste mais que son premier roman, Shuggie Bain, range désormais dans la catégorie « écrivain ». Il y raconte (je pille Wikipedia) l’histoire du plus jeune des trois enfants d’une mère alcoolique dans les années 80. Aux États-Unis, Charles Yu est le lauréat, dans la catégorie fiction, du National Book Award pour Interior Chinatown, paru en français à la rentrée Aux Forges de Vulcain dans une traduction d’Aurélie Thiria-Meulemans. Je n’ai pas lu Chinatown, intérieur, et je le regrette à découvrir l’extrait que voici – vous en savez autant que moi désormais. Dans le monde de Noir et Blanc, tout le monde commence en tant qu’Asiat’ de Service. Enfin, tous ceux qui ont ta tronche, en tout cas. Sauf si t’es une femme, auquel cas tu commences en tant que Jeune Asiat’ Mignonne. Vous travaillez au Pavillon d’Or, autrefois Pavillon de Jade, autrefois Pavillon de la Félicité. Il y a un aquarium à l’avant et, au fond, un vivier crado avec des crabes et des homards d’un kilo qui se grimpent les uns sur les autres. Des menus laminés suggèrent le plat du jour, toujours agrémenté d’un bol de riz blanc et d’une soupe au choix, aux œufs ou aigre-douce. Une enseigne « Tsingtao » clignote et grésille derrière le bar dans un coin sombre, une salle au plafond à caissons, en bois ou faux bois, où tout baigne dans une lumière rouge produite par des lanternes de papier bon marché, festonnées et souvent couvertes de crottes de mouche, leur papier jauni déchiré, bouclant sur lui-même.

  • Le Grand Prix de littérature américaine à Stephen Markley
    par Pierre Maury le 12 novembre 2020 à 20 h 09 min

    Quand on se retrouve, avant de refermer un roman, à lire les remerciements de l’auteur avec autant d’appétit que les 550 pages précédentes, c’est qu’il s’est passé quelque chose. Au passage, notons que cet addendum très fréquent dans l’édition américaine est ici particulièrement bien troussé – mais ce n’est pas le propos.Ohio, donc, de Stephen Markley (traduit par Charles Recoursé), ne ressemble en rien à une œuvre de débutant et a tout d’un torrent d’événements et de réflexions canalisé comme par miracle tant les choses menacent sans cesse de déborder. Elles débordent d’ailleurs, mais aux moments choisis par l’écrivain. Ce doit être ce qu’il évoque quand il remercie Ethan Canin : « Il a lu ce roman à un état embryonnaire et ses encouragements m’ont permis de me dépêtrer des choix difficiles et des subtiles anarchies à venir. » Pour le dire vite, Ohio est l’histoire de quatre lycéens et lycéennes de New Canaan (et quelques autres autour) devenus adultes dans une période très compliquée. Ils étaient en cours le 11 septembre 2001, un élan nationaliste a saisi quelques-uns d’entre eux, pressés de s’engager dans l’armée pour combattre les forces du mal, en Afghanistan ou en Irak. Tous n’en sont pas revenus, certains sont rentrés avec des blessures, il n’en est pas un seul, même celui qui s’opposait avec virulence à la propagande nationaliste, à n’avoir pas été marqué par la violence de l’expérience. En outre, leurs copines ne les ont pas forcément attendus, ce qui a pu provoquer de vives réactions, à un âge où le désir et l’amour se confondent dans un brouhaha encombré d’alcool et de drogue, au milieu, pour ne rien arranger, d’une crise économique qui en laisse beaucoup sur le carreau. Toute une époque défile ainsi, elle n’est pas toujours belle à voir dans la tête des « mecs qui composaient le pénible tissu de l’adolescence masculine. » Mais l’agitation n’est pas moindre du côté des filles, écartelées entre la découverte de la sexualité, qui est parfois une homosexualité pas facile à vivre dans le coin, le besoin de reconnaissance, la cote des footballeurs les plus appréciés, l’acceptation des pires saloperies qu’un garçon trop aimé se croit permis d’imposer… Tout n’est pas noir cependant dans les échanges entre les protagonistes. Il y a des moments de grâce pendant lesquels il semble qu’on pourrait échapper au pire – quand deux aspirations se rencontrent dans le flou du présent, l’avenir restant encore à dessiner. Il s’annonce menaçant, selon les sombres prévisions de Walter Benjamin quand il parle de l’ange de l’Histoire : « Là où nous apparaît une chaîne d’événements, il ne voit, lui, qu’une seule et unique catastrophe, qui sans cesse amoncelle ruines sur ruines et les précipite à ses pieds. »Bienvenue en Ohio ! On aurait tort de ne pas visiter ce théâtre des opérations resté dans l’ombre des grands événements, où pulse le sang d’une génération sacrifiée.